:zen:
Une confession touchante, dAlexander Grothendieck
http://images.math.cnrs.fr/Alexandre-Grothendieck.html
issue de Recoltes et Semailles page 317
http://www.math.jussieu.fr/~leila/grothendieckcircle/RetS.pdf
Vers lâge de onze ou douze ans, alors que jétais interné au camp de concentration de
Rieucros (près de Mende), jai découvert les jeux de tracés au compas, enchanté notamment par les rosaces
à six branches quon obtient en partageant la circonférence en six parties égales à laide de louverture du
compas reportée sur la circonférence à six reprises, ce qui fait retomber pile sur le point de départ. Cette
constatation expérimentale mavait convaincu que_la longueur de la circonférence était exactement égale à six p. 263
fois celle du rayon. Quand par la suite (au lycée de Mende je crois, où jai fini par aller), jai vu dans un livre
de classe que la relation était censée être bien plus compliquée, que lon avait L = 2*Pi*R avec Pi= 3,14
..
jétais persuadé que le livre se trompait, que les auteurs du livre (et ceux sans doute qui les avaient précédés
depuis lantiquité !) navaient jamais dû faire ce tracé très simple, qui montrait à lévidence que lon avait tout
simplement Pi = 3. Chose typique, je me suis aperçu de mon erreur (qui consistait à confondre la longueur
dun arc avec celui de la corde qui joint les extrémités) quand je me suis ouvert de mon étonnement sur
lignorance de mes prédécesseurs à quelquun dautre (une détenue, Maria, qui mavait donné quelques leçons
particulières bénévoles de maths et de français), au moment même où je mapprêtais à lui montrer pourquoi
on devait avoir L= 6R.
Cette confiance quun enfant peut avoir en ses propres lumières, en se fiant à ses facultés plutôt que de
prendre pour argent comptant les choses apprises à lécole ou lues dans les livres, est une chose précieuse.
Elle est constamment découragée pourtant par lentourage. Beaucoup verront dans lexpérience que je rapporte
ici lexemple dune présomption enfantine, qui a dû sincliner devant le savoir reçu - les faits faisant enfin
éclater un certain ridicule. Tel que jai vécu cet épisode, il ny avait pourtant nullement le sentiment dune
déconvenue, dun ridicule, mais bien celle dune nouvelle découverte (après celle que javais hâtivement
interprétée par la formule fausse Pi= 3) : celle dune erreur, et au même moment celle quon devait avoir
Pi> 3, car visiblement la longueur dun arc est plus grande que celle de la corde qui joint les deux extrémités.
Cette inégalité allait dailleurs bien dans le sens de la formule récusée Pi= 3,14
qui, du coup, prenait des
allures raisonnables, en même temps que jai dû entrevoir alors quil y avait peut-être des gens pas si idiots
que ça qui devaient sêtre penchés sur la question A ce moment, ma curiosité était dailleurs satisfaite, et je ne
me rappelle pas avoir voulu en savoir plus long alors sur les tenants et aboutissants de ce nombre, si important,
il fallait croire, quon lui destinait une lettre à lui tout seul
Cette expérience a été sans doute une des toutes premières qui mait enseigné une certaine prudence, quand
mes propres lumières semblent contredire un savoir généralement admis : quune telle situation peut mériter
un examen attentif. La prudence, qui est un fruit de lexpérience, épouse et complète (sans laltérer) la
confiance spontanée en sa propre capacité de connaître et de découvrir, et lassurance que donne la connaissance
originelle de ce pouvoir en nous.
